AMAF : "L'IA et la finance, comment les métiers devront se réinventer"

Confrontée à l’inscription de Monaco sur la liste grise du GAFI, la place financière monégasque, qui pèse aujourd’hui près de 160 milliards d’actifs*, doit gérer le développement de l’intelligence artificielle (IA).  Au sein de l’Association Monégasque des Activités Financières (AMAF), un groupe de travail est aujourd’hui en charge du dossier. Alors que selon une étude de Citigroup, l'IA pourrait remplacer environ 54 % des emplois dans le secteur bancaire, en raison de son fort potentiel d'automatisation, le Président de l’AMAF Robert Laure « n'imagine pas de choc » sur l’emploi.

La place bancaire monégasque a-t-elle été impactée par l’inscription de Monaco sur la liste grise du Gafi ?
Le maintien en surveillance renforcée, donc l’inscription en liste grise de la Principauté n’est pas sans effet pour les activités bancaires. Toutefois, s’agissant de l’aspect quantitatif, nous n’avons pas observé de phénomène de choc. A la fin de l’année 2023, l’encours des actifs détenus par les banques de la place s’élevait à près de 160 milliards d’Euro*. Il est estimé à la fin du mois de septembre, soit trois mois après la communication du GAFI, à 168 milliards d’Euro. Une évolution positive et qui inclue un effet de revalorisation boursière estimée de ces actifs combinés à un effet de flux quasi stable en lien avec sa volatilité ordinaire.

Il n’y a pas eu d’effet repoussoir ?
Non et ce grâce aussi au travail de communication effectué en amont de la décision du GAFI, par nos membres. Ils ont très largement parlé à leur clientèle et également, pour les banques qui, toutes, appartiennent à des groupes internationaux, à leur maison mère. Ces mêmes maisons s’interrogeaient sur une situation en contraste avec les observations du rapport Moneyval qui mettait en évidence la préparation et la conformité des institutions financières de la Principauté aux standards et règles LBT/FT-C.

Néanmoins, dans sa communication, le GAFI a souligné la nécessité, pour la Principauté, d’être dotée de moyens appropriés à la bonne application du dispositif de lutte contre le blanchiment. Un plan d’actions en six points et un calendrier de 18 mois a été donné pour ce faire.

Concrètement, en quoi le fait d’être sur liste grise gêne les établissements financiers ?
Cette gêne porte essentiellement sur deux points. Tout d’abord dans les relations que nos institutions financières entretiennent avec leurs correspondants extérieurs. Ces derniers, de par notre inscription en liste grise, peuvent appliquer et appliquent souvent un renforcement de leurs exigences en matière de demandes d’informations complémentaires. Cela aboutit ainsi à un alourdissement administratif et une hausse des coûts des traitements opérationnels des établissements de la place.

Ensuite, dans un laps de temps exceptionnellement court, la Principauté a adopté un corpus légal et réglementaire parfois en surtransposition des standards internationaux. Ce dispositif entre ainsi en interaction avec celui, établi de longue date, déjà en place dans nos établissements. Une période d’appropriation et d’adaptation s’avère donc indispensable.

Pas d'effet finalement de la guerre en Ukraine, que ce soit au niveau des capitaux des Russes ou des Ukrainiens sous sanction ?
Aujourd'hui la clientèle russe non-résidente représente moins de 1% du volume des encours de la place.

Certains russes ont une double nationalité européenne, malte ou chypriote, hongroise….
Il y a eu une période où certains pays de l'Union européenne octroyaient ce qu'on appelle des ‘‘golden passports’’, des passeports en or. Ces passeports octroyés en contrepartie quasi automatique, d’engagements financiers et/ou économiques dans le pays accueillant ne sont plus vraiment d’actualité. Monaco n’a jamais été concerné par ce phénomène.

 Pensez qu'il y a eu déjà un effet positif de l'intelligence artificielle appliquée à la gestion des portefeuilles par les banques monégasques sur les fonds gérés à Monaco ? Est-ce un sujet d'étude de l’AMAF ?
Il y a beaucoup d’imagination autour de l'intelligence artificielle présentée comme l'alpha et l'oméga de la gestion de portefeuille et qui serait capable d’établir les choix « gagnants à coup sûr » des investissements financiers. Or, la gestion de portefeuille reste la combinaison d’une science et d’un art. C’est une science en ce que le traitement de la donnée, source essentielle de la gestion de portefeuilles, est bouleversée avec l’arrivée d’outils d’intelligence artificielle. C’est un art en ce que la rationalité des choix d’investissements demeure encore influencée par l’émotion humaine.

Cette année a été constitué à l’AMAF le groupe de travail des affaires numériques, qui a comme objectif de se saisir de toutes les activités numériques qui ont ou peuvent avoir un impact sur nos activités financières. Cela touche donc aussi bien les évolutions technologiques que les évolutions règlementaires (blockchain, IA, cryptos).

Quelles sont les priorités de ce groupe de travail ?
Tout d’abord assurer une veille technique et réglementaire dans le domaine du numérique pour les activités financières. Ensuite évaluer les applications opérationnelles de ces dispositifs pour les établissements financiers de la place. Par exemple, le règlement européen DORA qui concerne les éléments liés à la sécurité des prestataires de services informatiques et de communication. Il s’attache, enfin à identifier les risques posés par la profonde transformation numérique des services financiers, l’interconnexion croissante des réseaux et des infrastructures critiques ainsi que par la multiplication de cyberattaques, de plus en plus sophistiquées, à l’encontre des acteurs du secteur financier.

Quel est l’apport concret de l’IA au niveau des activités financières ?
La capacité de traiter de la donnée de dimensions quasi illimitées et dans des délais extrêmement courts a été rendu possible grâce au développement technologique. C’est la première révolution. Historiquement, les banques et les compagnies d'assurance étaient les premières à utiliser l'ordinateur comme ‘‘machine-outil’’ pour le traitement de la masse d’informations à exploiter.  L’apport de l’IA dans ce traitement de la donnée permet le développement et la sophistication de la gestion des risques, de la gestion des dossiers clients, tel que le KYC, ou encore l'appréhension du comportement de la clientèle.

L’autre piste de développement est l'IA Générative, se trouve aussi dans la bureautique. Elle aide à la rédaction, facilite la recherche d’informations, rend facile la traduction dans des langues parfois peu utilisées, permet la rédaction des comptes-rendus de réunion sans délai ; bref une assistance idéale... C'est instantané, ce n’est pas toujours parfait mais ça permet de gagner du temps. Une étude récente de McKinsey estimait les gains de productivité pour les entreprises qui utilisent l'intelligence artificielle générative de 20 à 30%.

Est-ce qu'aujourd'hui, l'intelligence artificielle va être capable d'établir les meilleurs choix possibles en termes d'investissement ?
C'est-à-dire, est-ce que l'intelligence artificielle va battre l'intelligence biologique en matière de choix d'investissement ? Grand débat. Cela m’évoque la théorie du DART Portfolio des années 1970-1980. Anecdote selon laquelle un chimpanzé lançant des fléchettes sur une liste d’actions constituerait un portefeuille boursier qui performerait aussi bien, si ce n’est mieux, que celui d’un gérant professionnel. Dans ces années-là, l'exploitation et la diffusion de l'information étaient bien moins avancées qu'aujourd'hui ! Désormais, la maîtrise et l’exploitation de l'information par des gérants professionnels sont essentielles afin de gérer efficacement.

Pour moi, il y a trois règles intangibles pour l'investissement financier, pour le Wealth Management. Le travail, la discipline, c'est-à-dire la gestion de l'émotion, et le temps (quand on fait un placement financier, on ne fait rien d'autre que déplacer une consommation future).

L'intelligence artificielle a un avantage compétitif. Elle a cette capacité de ne rien oublier, de ne rien perdre et de pouvoir tout analyser. En matière de travail, elle maîtrise l'ensemble des informations. En matière de discipline, si elle est bien instruite, si on lui donne les bonnes règles, elle les appliquera sans émotion. Enfin, le temps n'est pas une notion biologique pour l'informatique. L'ordinateur est là pour l'éternité.

À mon avis, l'intelligence artificielle sera et restera un outil extrêmement puissant et utile au service de l'intelligence biologique. La machine va accompagner l'homme. Mais c'est l'homme qui devra transmettre son savoir à la machine. L’IA permettra de gagner du temps, de l’efficacité, et augmentera ainsi la productivité et donc le développement des activités.

L’établissement des meilleurs choix possibles en termes d’investissement sera sûrement associé à une utilisation plus courante et avancée de l’IA.

Y compris pour la gestion des crédits ?
Bien sûr. Aujourd’hui les banques et les sociétés de financement appliquent des scorings toujours plus précis sur les crédits à octroyer. Un point d’attention particulier est la maitrise d’alimentation de l’information aux applications d’IA, et la surveillance sur l’évolution de la capacité d’apprentissage de l’IA.  Des risques de biais de « comportement » ont déjà été identifiés. Que ce soit en matière de genre, de position sociale ou comportementale, des personnes peuvent se trouver exclues à priori de l’accès au crédit. L’intervention de la décision humaine doit demeurer prioritaire.

De fait, l’adoption en 2020 d’un règlement européen sur l'intelligence artificielle l’IA Act, vise à éviter, entre autres, ces risques.

Sera-t-il transposé ici ? Monaco fait partie de la zone Euro ?
Par application de la convention monétaire avec la France puis, maintenant, de l’Union Européenne, Monaco transpose les directives et applique les règlements dans le domaine des activités bancaires. Toutefois, le champ d’application de l’IA Act est plus vaste. Dès lors, sa transposition, en lien avec les activités bancaires, suivra un processus législatif national. La mise en œuvre de l’IA Act est prévue pour 2026 dans les pays membres. Monaco ne devrait pas rester en dehors de cette évolution.

Quels sont les objectifs du groupe de travail sur l’IA pour 2025 ?
Ils seront ambitieux, le sujet le nécessite, mais surtout pragmatiques. Le groupe de travail a déjà identifié des travaux concrets d’amélioration des usages numériques avec l’Administration. La nécessité d’utilisation et de diffusion des outils de cybersécurité auprès de tous nos membres sera également un objectif important. Toutefois, le groupe de travail reste force de proposition et présentera au Bureau de l’AMAF son programme de travail 2025 en début d’année.

L'emploi, c'est une des craintes liées à l’IA…
Les activités financières en Principauté, banques et sociétés de gestion emploient environ 3 300 salariés ; et ce chiffre augmente régulièrement. L'intelligence artificielle aura forcément un impact sur l'emploi mais d'un point de vue quantitatif, l’estimation est hasardeuse. Les métiers et les missions devront évoluer. Je n'imagine pas de choc, mais plus une évolution peut-être plus rapide que ce que certains souhaiteraient. Moins d'une génération semble probable.

Les gens ont le temps de se former sur une génération… Vous allez ajouter une formation sur l’IA ?
C'est tout l'intérêt aujourd'hui des formations qui sont dispensées auprès de la profession dont celles mises en place à l'initiative de l’AMAF. Elles sont légalement obligatoires pour l'activité bancaire financière, la lutte anti-blanchiment et l'information sur le contrôle des risques. Seuls les détenteurs de la certification sont autorisés à exercer ces métiers.

Une formation sur l’IA est parfois évoquée. Or, des métiers en lien avec l’informatique au sens traditionnel sont destinés fortement évoluer, voire disparaitre. Le métier de codeur serait sur cette liste.

L'exploitation de l'intelligence artificielle requiert une maîtrise des savoirs fondamentaux tels que la lecture, l'écriture et le calcul. Si vous ne parvenez pas à formuler clairement vos besoins ou vos demandes, l'IA risque de fournir des réponses inadaptées. Une utilisation optimale de l'IA repose donc sur une solide capacité d'analyse et de réflexion, indispensables en amont pour garantir son efficacité.

Robert Laure Président de l'AMAF